Anne Blanchet
Le signe dans l’espace public : un défi de plasticienne

Myriam Poiatti

«Un art critique est un art qui sait que son effet politique passe par la distance esthétique. Il sait que cet effet ne peut être garanti, qu’il comporte toujours une part d’indécidable. » (Jacques Rancière, Le spectateur émancipé)

Préambule

Soit un caractère typographique aux dimensions considérables étendu dans l’herbe : un point d’interrogation. Blanc, banalement blanc. Le regard suit la forme, participe à l’évocation mentale de la main qui trace le signe de ponctuation sur un support de papier : forme dessinée arrondie, généreuse dans sa courbe, puis contre courbe qui s’engage dans un segment de hampe, dont l’interruption au-dessus de la ligne de base instaure une distance avant la pose du point, qui transforme le dessin en interrogation.

Avec l’écriture manuscrite, le mouvement de la main débute par la courbe pour aboutir au point ; la transposition tridimensionnelle du point d’interrogation voulue par Anne Blanchet au Jardin des disparus de Meyrin s’éloigne volontairement de cette dynamique. Les dimensions du signe et son occupation spatiale obligent à une perception physique, en mouvement, pour saisir les multiples lectures et usages qui font écho à l’adéquation de l’œuvre à son environnement. Brièvement énoncé, la mise en forme du point d’interrogation s’inscrit dans la suite des recherches que révèle le parcours artistique de la plasticienne, tout en adoptant une lisibilité fortement signifiante, en réponse à la spécificité de ce Jardin. Ainsi, le signe graphique se prête à de multiples sens possibles, refuse de se laisser enfermer dans une vision unique et déterminée, se veut forme ouverte, réceptacle des récits personnels de chaque passant, de chaque visiteur.

On pourra alors prendre le point, si fortement présent, comme départ à la déambulation – à l’inverse du mouvement sur la feuille de papier – et côtoyer ensuite la ligne droite, qui peu à peu émerge de la terre pour affirmer sa présence hors du sol. Cette ligne horizontale de béton blanc pailleté dessine et compose le signe interrogatif en faisant corps avec le terrain ; à peine saillante ou fortement présente, elle est la matérialisation des sentiments liés à la disparition. L’alliance entre béton et terre recouverte d’herbe devient métaphore du processus du souvenir, dont l’intensité varie au fils des jours et des semaines. Mais le béton joue également de la forme typographique elle-même pour affirmer la volumétrie sculpturale, devenir alors structure d’accueil, se métamorphoser en banc ouvert sur l’environnement, unificateur, favorisant la rencontre entre tous ceux et toutes celles qui prennent le temps de s’inviter, de s’arrêter.

Cheminement

Faut-il l’écrire ? Le défi relevé par Anne Blanchet au Jardin des disparus est de taille : imposer un signe fort – tant formel que métaphorique – dans un lieu (un non-lieu ?), qui se veut consacré à la mémoire des disparus dans le monde. Concevoir une intervention artistique qui articule spatialement, de manière pertinente, le double impératif de ce lieu : son rôle d’interstice vert dans l’espace urbain saturé de la cité et sa fonction unificatrice en tant que de Jardin des disparus.

La dimension citoyenne de cet acte artistique et son corolaire – la prise de risque induite – ne peuvent être occultés. Comment éviter la commisération, la célébration ou la monumentalisation, et respecter la mesure humaine dans cette aire à forte connotation émotive qui veut convoquer mémoire, vérité et justice. A quelle logique se raccrocher pour déjouer les écueils inhérents à la nécessité de concilier l’inconciliable : le dessein artistique, les contraintes matérielles et environnementales, la finalité plastique, le récit social dramatique, l’anonymat des disparus, une association résolument engagée, l’universalité de la problématique ?

La configuration ouverte du terrain qui accueille le Jardins des disparus favorise son appropriation collective, son devenir un domaine de convergence entre forme, sens et action. Ce territoire permet que s’entrelacent des « logiques hétérogènes » de la politique de l’art, pour reprendre le propos de Jacques Rancière ; il revient alors à Anne Blanchet d’orchestrer les nécessités de la production artistique avec celles dictée par l’environnement social, la présence d’enfants d’écoles primaires, d’adolescents du cycle d’orientation, de promeneurs, d’amateurs d’art, d’individus meurtris, blessés par l’inexplicable absence, à la recherche d’un pourquoi. Sur cette trame tissée par les attentes et aspirations des différents publics, la plasticienne sait inventer un geste sculptural qui tend vers une « manière appropriée d’habiter ensemble le monde sensible ». La construction de l’espace qui en résulte conjugue ainsi l’attention portée au lieu et à ses fonctions – sans séparation ni distinction des usagers –, au plaisir incessant d’explorer formes, matériaux et couleurs, puisés dans un registre minimaliste, qui est le propre du vocabulaire artistique d’Anne Blanchet.

Visibilité

Produire du texte, assembler les mots, créer un commentaire, doit rendre intelligible ce qui est visible, dans une société envahie certes par des images, mais toutefois logocentriste. Face à la transparence significative de l’installation d’Anne Blanchet, à la clarté des sens qu’elle induit, mettre en mots l’œuvre tridimensionnelle paraît dérisoire. L’impact  de ce point d’interrogation d’une blancheur étincelante qui tranche sur le vert de la prairie comme une entaille, gisant comme en attente, lisible à hauteur des yeux comme vu d’avion, réside autant dans le processus de réalisation rigoureux que dans la spécificité du signe. Le choix de ce caractère, dont le point démesuré s’affirme tel un véritable coup de massue, se présente alors comme une synecdoque du questionnement lancinant qui perturbe toute personne confrontée à une disparition. Parcourir physiquement la ligne constitutive de béton blanc permet de saisir sa force symbolique, en corrélation avec l’ambiguïté perceptive visuelle qui découle de son adéquation au sol. Le signe graphique blanc dès lors se prête à une double lecture : il émerge comme l’affirmation, volontairement péremptoire, du questionnement, ou il frappe violemment la terre et s’y enfonce, comme l’équivalent visuel du geste de colère que l’injustice ne peut manquer de susciter.

La visibilité du signe admet intentionnellement une diversité d’interprétations, qui découle des regards et expériences de chaque individu. Ces lectures multiples sont autant de preuves du dessein d’ouverture, remarquablement concrétisé dans ce point d’interrogation, conceptualisé et réalisé par Anne Blanchet.

Myriam Poiatti, avril 2011

Chaque écrit sur un artiste, une œuvre, porte la trace fragmentaire des rencontres et lectures contemporaines à la rédaction. Ce texte est particulièrement redevable à ma rencontre avec Anne Blanchet,  artiste exceptionnelle de profondeur et d’engagement, à ma lecture de Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, et à mes échanges avec Lucien B.