POINT D'INTERROGATION

Anne Blanchet

LA DISPARITION

« Le Jardin des Disparus est un lieu de mémoire, en l'honneur des personnes disparues. Un lieu de recueillement pour les familles du monde entier qui ne peuvent ni pleurer leur mort, ni fleurir une tombe au cimetière » « En mémoire de toutes les personnes disparues, nous demandons VERITE ET JUSTICE » (brochure de présentation du Jardin des Disparus)

Le Jardin des Disparus me semble avoir deux fonctions :

• Face à la douleur des familles, des proches , c'est un lieu qui permet de célébrer la mémoire des disparus, de retrouver leur présence au-delà de l'absence, de leur donner une place, de se recueillir. C'est aussi l'endroit pour se retrouver, se réconforter, et garder espoir.

• Face à la violation des droits humains, c'est un lieu de réflexion, d'échanges, un lieu tourné vers l'extérieur, vers la revendication de vérité et de justice.

La disparition provoque d'innombrables interrogations : sur la vie ou la mort, sur la justice, la confiance en l'homme, les possibilités et les moyens d'action. L'absence de réponse, l'incertitude, le doute sont particulièrement lourds et m'ont amenée à marquer dans la terre cette interrogation.

LE JARDIN DES DISPARUS

Le Jardin des Disparus fait partie du parc de la Ferme de la Golette, dépendance de la mairie de Meyrin, près de Genève. C'est une sorte de clairière entourée de grands arbres et de buissons d'espèces indigènes. Un lieu légèrement en retrait. L'architecture traditionnelle de la ferme, le vieux mur, les pavages de galets ont un caractère campagnard, qui confère au lieu un calme propice à la réflexion, au recueillement.

Le parc n'est toutefois pas coupé de son environnement urbain perceptible à travers les troncs et les buissons. Les effets de profondeur vers les habitations et vers les écoles en font un lieu à part, mais tout proche de la vie active. Les enfants, les adolescents, les jeunes mères viennent s'y asseoir un instant. L'ambiance y est d'ordinaire calme. Le parc descend légèrement entre la ferme et la promenade. Un décrochement dans la pente est sensible au niveau du resserrement de la pelouse entre le chêne rouge et l'aubépine. C'est dans cette inégalité de terrain que mon intervention trouve sa source.

POINT D'INTERROGATION.
Longueur : 52 m linéaires
Largeur : 14 m 10
Largeur du muret 0.30 m
Hauteur du muret: entre 40 et 0 cm
Diamètre de la plaque : 2 m

Ce signe est utilisé dans d'innombrables langues. Pour nous, il vient du latin ( il serait la représentation graphique du mot qo dérivé du nom quaestio), mais il se retrouve en chinois, en japonais, en coréen, en arabe, parfois tourné dans un sens ou dans l'autre.

Dessiner un point d'interrogation, c'est commencer par une forme circulaire qui ne se referme pas sur elle-même, mais qui s'ouvre et se poursuit par une ligne droite avec un point apposé en dessous.
Un grand point d'interrogation de 52 m linéaires, constitué par un muret de 40 cm de haut et de 30 cm de large, est couché dans la pente du parc. Son inclinaison est légèrement supérieure à celle du sol. Dans sa partie haute, le muret semble retenir la terre sur une hauteur de 40 cm ; en son point le plus bas, il disparaît dans l'herbe. Sur le pourtour extérieur, l'herbe affleure le sommet du mur.

Au centre du signe, dans la partie supérieure de la courbe, la terre a été évidée pour créer une différence de niveaux de 40 cm, permettant de s'asseoir sur le muret. Cette différence diminue régulièrement jusqu'à la fin de la courbe, qui s'enfonce progressivement dans l'herbe. Au bas de la courbe, à 3m de la fin du mur, le point lui-même est constitué par une plaque de béton circulaire (diamètre 2m) affleurant la surface.

Le mur et la plaque sont constitués de béton blanc avec granulat de marbre grec extra blanc. Au soleil , les paillettes du marbre grec reflètent la lumière, ce qui fait scintiller le béton.

Le point d'interrogation constitue un décalage dans la légère pente du parc. Cette coupure dans la planéité est pour moi comme la plaie jamais fermée de la disparition. Cassure, faille.

Un immense cri, venu de loin, soulève la terre et la brise au moment où le point d'interrogation s'enfonce dans la terre, comme les questions qui ne seront jamais tues et auxquelles il faudra bien répondre un jour.

L'espace circulaire offre un lieu pour se retrouver, se réconforter, garder espoir. C'est un lieu dans lequel on peut se sentir protégé. Lors de fêtes, il constitue une sorte de théâtre pour les orateurs et les musiciens. Mais cette forme circulaire n'est pas refermée sur elle-même, elle est ouverte et s'élance vers le monde : elle incite à débattre et à se tourner vers l'extérieur, vers l'action.

Revendiquer est un geste fort. Il se manifeste ici graphiquement par le point. Comme on frappe sur le papier pour apposer le point de l'interrogation, on exige une reconnaissance des faits, une explication, on veut que VERITE ET JUSTICE soient faites.

On aurait pu imaginer un point d'interrogation de 20 m, dressé dans le parc. Je n'ai pas voulu d'une intervention en hauteur. C'est l'absence, la cassure et le questionnement que je veux faire vivre. Il ne s'agit pas d'exacerber les émotions, mais de leur donner un lieu pour se dire. La perception de cette installation est douce, son inscription dans l'herbe nette mais sans violence. Rien n'est fermé et la faille s'amenuise jusqu'à disparaître.

Anne Blanchet, 2010