Entretien avec Anne Blanchet, mars 2011

Céline Eidenbenz

CE : Le point d’interrogation, forme que tu as choisi d’utiliser pour ton intervention au Jardin des Disparus, ouvre la porte aux questionnements. Comment est née l’idée de cette œuvre, pourquoi privilégier ce signe de ponctuation?

AB : Lorsqu’on m’a proposé de réaliser l’aménagement du Jardin des disparus, j’ai cherché les points communs entre les situations de toutes les familles de disparus dans le monde. J’ai pensé à la torture, aux larmes, à l’impuissance, à la colère, au désespoir. Mais quel était, au-delà des drames individuels, ce qui était commun ? Il m’est apparu que c’était l’interrogation. « Où est-il ? Où est-elle ? Va-t-il/elle revenir ? Qui l’a emmené/e ? Où? Que lui a-t-on fait ? Comment faire pour savoir ce qui s’est passé et pour empêcher que cela arrive ? Comment  exiger la vérité ? Comment obtenir justice ?». Après avoir travaillé sur le thème de l’absence pour Bex & Arts 2008, j’ai voulu poursuivre dans la direction de l’infime, de « l’à peine visible ». A Bex, j’avais réalisé un banc, apparemment totalement banal, un banc public rouge. Lorsqu’on s’y asseyait, on sentait battre un cœur contre soi. C’était un travail invisible, perceptible seulement par le contact physique. Sentir évoluer contre soi la pulsation d’un cœur provoquait une émotion très forte. Pour le Jardin des Disparus, mon but n’était pas de faire un jardin des pleurs, mais de créer un endroit où les proches des disparus puissent être reçus, se retrouver, ressentir la présence de l’absent, parler et glisser vers l’avenir, malgré tout. J’ai voulu réaliser un endroit calme sur lequel on sente l’absence. Mais sans émotion ajoutée. Si je n’ai pas placé ce point d‘interrogation verticalement, c’est pour éviter la grandiloquence. Faire quelque chose de vertical, ça aurait été laisser les familles seules face à un monument imposant. Horizontal, ce point d’interrogation devient un lieu de dialogue. Je voudrais que la douleur puisse se dire, se partager, pour aller de l’avant, vers l’action et vers la vie.

CE : Peut-on dire que la partie circulaire du point d’interrogation correspond à la question et que le point signifie la révolte ?

AB : Le cercle est ouvert. Il permet l’échappée. La droite qui le suit lance la question vers le monde. Le point, c’est la revendication de vérité, comme on frappe sur le papier lorsqu’on le trace. Avec la réalisation à taille réelle, j’ai découvert que le point d’interrogation parfois, selon l’angle de vue, disparaissait de lui-même. Il y a un dialogue entre lui et toi, un jeu d’apparition et de disparition que j’ai découvert après la construction. Tantôt les côtés de la courbe semblent parallèles, tantôt la courbe se creuse en ovale, puis en rond, tantôt on ne perçoit qu’un S.

CE : Comment as-tu défini le choix des matériaux pour le point d’interrogation ?

AB : Je tenais d’abord à du béton, matériau industriel et sans noblesse, comme tous les matériaux que j’utilise. Il fallait qu’il soit lumineux, très blanc, et qu’on puisse sentir les grains de sable qui le constituent. J’ai donc choisi un béton extra blanc avec un granulat de marbre grec qui scintille au soleil. Alors même que je fuis les matériaux séducteurs, cette qualité m’a convaincue pour sa manière de rendre la lumière vivante. Le Jardin des Disparus se trouve à côté de deux écoles. Et c’est aussi pour les enfants que j’ai voulu cette interrogation lumineuse. Pour que les générations à venir empêchent la disparition forcée. Le finissage à l’acide permet d’obtenir une surface poudreuse, comme celle de mes travaux muraux, les Light Drawings.

CE : à quoi correspond cette lumière diffusée par le marbre : l’espoir, le réconfort ?

AB : La lumière, pour moi, c’est simplement la vie.

CE : Que signifie la différence de niveau que tu as créée sur le terrain du jardin ?

AB : Mon travail est foncièrement tridimensionnel, et il a toujours trait au mouvement : portes ou barrières de passage chorégraphiées, foudre, pulsations, mouvement de la lumière dans la masse des Light Drawings, etc. Je ne voulais pas d’un mur sagement posé sur l’herbe, comme une sculpture immobile. L’interrogation, c’est le cri des familles, l’exigence de vérité. Il fallait que le point d’interrogation sorte de terre, qu’il la soulève pour se manifester.

CE : La dialectique entre le visible et l’invisible est essentielle dans ton travail. Ici, tu évoques la disparition en provoquant l’apparition progressive d’un signe, comme s’il surgissait de la terre par le biais d’une force propre qui viendrait du dessous. Comment suggères-tu cette alternance ?

AB : La lecture du point d’interrogation n’est pas toujours aisée, car il ne s’impose pas, mais il s’apprivoise. à certains endroits, on le voit peu, on devine seulement sa blancheur à travers les arbres. Mais d’avion, on le lit très directement. Quant au scintillement des grains de marbre, il disparaît totalement dès que le soleil se cache. Par contre, la blancheur du béton reste visible même dans la nuit.

CE : On peut se demander dans quelle mesure il faut une intervention modeste pour soulever les grandes questions telles que la disparition. La portée symbolique du drame aurait-elle été moins forte avec une œuvre plus imposante ?

AB : Tout mon travail fuit l’anecdote. Ce qui n’est pas exactement ciblé, ni réalisé dans des proportions simples et justes attire peut-être davantage d’émotion, mais ce n’est pas une chose qui m’intéresse. Mes travaux partent toujours du domaine des idées, de la pensée, même si la sensualité joue aussi un rôle important. Ici, elle vient du toucher, mais elle peut être également visuelle, comme pour la caresse optique des barrières de passage qui se frôlent, ou pour le trouble de la vision créé par la lumière des Light Drawings.

CE : L’horizontalité de cette installation m’évoque le paradigme de la mort. Dans notre culture occidentale, une tombe se caractérise souvent par le placement d’une pierre au sol. Ici, en offrant cette structure comme un banc, tu proposes au spectateur de participer activement à l’installation, et par conséquent de détourner la fonction première de la tombe, sur laquelle on n’est pas censé s’asseoir. Dans quelle mesure la mort, au-delà de la disparition, est-elle présente dans ce travail ?

AB : Pour moi, le problème de la mort et de la vie était important. Mais je n’ai pas voulu faire une tombe parce qu’il est fondamental pour moi de ne pas considérer la vie du disparu comme close. La pire chose pour quelqu’un qui revient, c’est de voir sa tombe. Je crois que mon ruban de béton, qui sinue dans l’herbe pour poser la question de la vérité et de la justice, n’a rien d’une pierre tombale immobile. Mais le vide central est une manière d’évoquer l’absence.

CE : Qu’est-ce que l’idée d’inframince, formulée par Marcel Duchamp, évoque pour toi ?

AB : La différence entre un élément et le même élément après qu’on ait cligné des yeux. Les mille goûts différents dans une gorgée d’eau. Mais cette notion rejoint davantage mes Light Drawings et mes Emergences. Ici, on pourrait dire que c’est un presque rien qui crie. Céline Eidenbenz

In Anne Blanchet, Point d'interrogation, Jardin des disparus, 2011