Ethers

Michèle Moutachar

Apparus depuis peu (2013) dans son œuvre, les “nuages” d’Anne Blanchet signalent d’emblée leur filiation : leur titre, Light Drawing Outdoor, les relie explicitement au long corpus, commencé il y a plus de vingt ans, des sculptures murales de plexiglas incisé tendues à la circulation de la lumière ; leurs très nombreuses variations, auxquelles l’artiste revient continûment, et où l’on peut préférer voir aujourd’hui autant de résurgences d’une source ininterrompue, une lame de fond dont elle écouterait le pouls – comme si l’important n’était pas tant la géométrie des tracés successifs qui lui permettent de faire frissonner la lumière que le flux qui circule d’une variation à l’autre – suivent le même tamis : une infime soustraction de matière, le long de sillons aussi fins qu’un cheveu, y délie l’objet de son poids, champ indéfiniment ouvert au mouvant, et à la danse jumelle de la lumière et de son spectateur. Nul doute que l’intervention minimale du sculpteur, dont participe la constante légère de la géométrie, y soit l’indice d’une philosophie et peut-être d’une morale, dont l’œuvre entier est pénétré: l’importance du vide, si invisible soit-il, seul à même de laisser libre tout le champ des possibles; sans compter la profusion des ravissements à venir. Matière poudreuse du polymère, brume impalpable des gouttes d’eau. Ici pourtant, quelque chose d’une épiphanie...

Bien au-delà des Light Drawings, l’apparition de ces nouvelles sculptures revisite et relie d’un seul coup des pans entiers de l’œuvre, comme des voies parallèles prenant soudain l’envol ensemble.

Outdoor, parce qu’il y a dans les respirations de la quête d’une artiste fondamentalement habitée par la danse, cette propension à défaire les frontières, à entraîner dans l’ouverture d’un même dispositif qui se répond à l’infini la totalité de l’espace – sources, cimes et planètes... –, comme le dit clairement le titre de Passages qu’elle donne à nombre de ses installations. Le dispositif aussi limpide que savant de l’œuvre conçue pour le château du Roeulx – de l’eau pulsée par un cercle de buses à l’intérieur de la courbe d’un bassin – réalise techniquement et symboliquement ce passage idéal entre l’eau et l’air, et réactive au plus haut point une rhétorique de la fusion qui sous-tendait déjà la performance hypnotique de Drehen (Tourner), en 2005. La vie doit être ronde, imaginait Van Gogh... Contrairement aux installations chorégraphiant des portes ou des barrières, ou même au tout premier “nuage” imaginé en 2012 pour un jardin de Genève, où la longue ligne du mur de pierre agit comme une colonne vertébrale, la géométrie du tracé, simple écho à la forme du lieu, disparaît ici constamment dans les turbulences du chaudron. Figure du merveilleux – dans lequel la magie se mêle passionnément à l’innocence – l’œuvre nouvelle interroge plus que jamais et sur un autre mode le rapport fondamental de l’artiste au mouvement.

Le souvenir d’une plus ancienne installation (Foudre, 2002, constituée d’arcs électriques créés par la tension entre deux pôles métalliques) dont le pouvoir de fascination tenait aussi aux quelques 200.000 volts mis en action, éclaire parfaitement ce qui est en jeu dans toutes ces pièces mouvantes, qui sont à l’opposé d’un spectacle mais ont tout à voir avec l’essence du théâtre : beaucoup plus qu’un déplacement dans le temps, l’émergence d’une énergie vitale.

Si les œuvres d’Anne Blanchet embarquent si bien le corps du visiteur – ce qui est, faut-il le rappeler, le ressort même de la sculpture – et le tiennent captif comme avec ce banc de Genève où la peau reçoit entre effroi et vertige, tantôt fort tantôt lent, tantôt proche tantôt lointain, les pulsations d’un battement de cœur, ses nuées, cultivées sur place, trouvent dans l’espace et la vie qui les entourent des leviers aussi puissants qu’inattendus ; et ce jusqu’au débordement...

C’est au manège incontrôlé des composantes du paysage, manifestations s’il en est de l’impermanence – direction et force du vent, inclinaison du soleil et même de la lune, degré d’hygrométrie, température, heure tardive ou matinale, dérive de la lumière – toutes si merveilleusement incontrôlables, que s’abreuve désormais la sculpture, définitivement insaisissable, jamais deux fois la même, parabole du temps : débordement de l’imagination matérielle, qui fusionne de seconde à l’autre l’incandescence de la brume et la fluidité des flammes ; débordement de l’espace où l’œuvre navigue désormais en roue libre et perpétuelle métamorphose, ouverte à toutes les échappées – fuser d’un seul mouvement jusqu’aux nuages, débouler là-bas dans le parc, virer aux branches des arbres, s’effilocher longuement aux rosiers, peut-être même, par delà les buis, chevaucher quelques pierres chinoises... ; débordement du corps (artiste ou visiteur), à la fois dehors et dedans, dérivant entre passé et futur, acteur enivré d’une danse qui s’invente à mesure, subtil mélange d’effervescence et de mélancolie, et toujours à la recherche d’une image perdue... 1

Michèle Moutashar Arles, 17 août 2015

1 Anne Blanchet, catalogue de l’exposition "Clouds", 2015, édition Actes Sud | Fondation Croÿ-Roeulx