LA MUSIQUE VISUELLE

Christoph Allenspach, Prof. HGKZ Zürich

Allocution pour l'inauguration de Pont de Lumière, musique visuelle d’Anne Blanchet, Fribourg 14. 1. 06

Je veux parler du silence, du mouvement, de la durée et d’une composition qui, à partir d’un espace, forme un lieu.

Le silence n’est pas le calme, ni la tranquillité. Le silence n’est ni calme, ni tranquille. John Cage a découvert qu’il n’existe pas dans le sens d’une absence de sons, de tons, de bruits. Les sons ne peuvent pas être complètement éliminés d’un espace, d’une situation. Sa pièce 2’34’’ le prouve: le pianiste arrive, ouvre le couvercle du piano, attend, reste immobile pendant 2 minutes et 34 secondes, ferme lcouvercle et part. Le pianiste n’a pas fait sonner un seul son sur son intrument, il n’a pas joué une pièce musicale ou une compostion rythmique de sons, aussi petite soit-elle. Il a rendu attentif au silence. Pour John Cage, tous les bruits, tous les sons quelle qu’en soit la source font partie de la musique. Le public a entendu de petits sons lors de l’ouverture et de la fermeture du couvercle du piano, il a entendu les sons et les bruits des mouvements, des voix, des toussotements, des respirations des personnes présentes, mais ceux d’autres provenances aussi, du traffic par exemple. Le public n’a vraisemblablement pas écouté attentivement, mais il a participé à jouer cette pièce. Le silence, dans le sens de l’absence de musique en tant que composition jouée sur des instruments musicaux, est plein de sons. Le silence est donc un état dynamique qui n’est pas forcément calme ou tranquille, mais plein d’activités.

PONT DE LUMIERE est un peu comme le piano qui se tait. Mais il est plus que ce piano et il nous apprend d’autres aspects du silence. Composé de 18 éléments - techniquement des barrières hors des proportions habituelles - Pont de lumière ne produit pas de sons à capter par l’oreille. Cette composition est par contre un mouvement : les lignes de fins bâtons, visibles en tant que lumière et couleur, qui remuent sur des socles lourds et stables, eux-mêmes totalement inactifs. Ces éléments forment tout d’abord un mouvement par leur composition et leur relation les uns avec les autres, par la place qu’ils occupent sur la longueur de plusieurs centaines de mètres. Mais les bâtons lumineux – le rouge reflète également la lumière - dessinent une composition dynamique – en mouvement – dans l’air, dans l’espace. Chaque bâton a son rythme propre. Ce rythme peut durer ou changer à tout moment, ce qui modifie sans cesse la composition des mouvements, et en plus de façon instable. La composition ne se répète pas de telle façon que le spectateur puisse remarquer le moment qui se répète. L’important n’est d’ailleurs pas dans le fait de la répétition, mais dans le mouvement sans fin et dans une sorte de modulation  sérielle, mais dynamique. Et ces mouvements dans le silence.

Les mouvements font partie du silence. Ils ne sont pas enregistrés par les oreilles, mais par les yeux. Ce silence existe donc même dans la perception d’une personne sourde. Le silence est un état physique plein d’activités dans l’environnement. Le terme de musique visuelle est donc une interprétation exacte. Je vois une composition en mouvement et je peux m’imaginer une pièce de musique. Je peux, mais je ne suis pas obligé de percevoir ainsi, comme nous allons le voir.

Pont de Lumière est un mouvement différencié à tout moment. Ce qui évoque la notion de temps ou plutôt la notion de durée dans le temps. L’œuvre travaille quand nous la regardons, quand nous passons sans la regarder ou l’apercevoir, et quand nous sommes absents. Elle ne demande pas notre attention ou notre interprétation. Elle continue et continue durant des années, et - si le mécanisme le permet et qu’il n’est pas détruit – même pendant des siècles. Son existence est ancrée dans le temps et dans la durée, sinon nous ne sommes pas aptes à comprendre et à lire son fonctionnement et son existence sous tous ses aspects … ou au moins les principes de son fonctionnement. Parce que nous ne pouvons pas suivre et garder dans notre mémoire l’ensemble des compositions possibles. L’important c’est donc de prendre conscience de la durée. Je donne un autre exemple de John Cage. En ce  moment, et depuis quelques années, on joue une de ses pièces. Le même son ou la même combinaison de sons est joué pendant des semaines, des mois, avant d’être transformé. La pièce va donc durer pendant plusieurs siècles et personne ne va pouvoir vivre la fin. Mais, par elle, toutes et tous comprennent mieux la notion de durée.

Je n’ai pas encore parlé de l’espace dans lequel se situe Pont de Lumière et dans lequel il est actif. Je ne veux pas vraiment parler de l’espace, même si – ou peut-être parce que - chaque œuvre, comme d’ailleurs chaque activité humaine, a besoin d’un espace. La notion d’espace est trop abstraite, je veux plutôt parler de lieu. L’œuvre dans l’espace forme un lieu. Elle le forme avec toutes les autres activités, les données et les aspects qui sont perceptibles par nos sens. L’œuvre attribue donc à l’espace des aspects caractéristiques comme le mouvement, les formes, les matériaux, la lumière. Elle lui donne des qualités au-delà de la quantité: ambiance, sensations et finalement vie. L’œuvre, aussi minimaliste soit-elle à la base, anime un espace en le transformant en lieu, par son action qui est sa raison d’être et qui est parfois une parfaite interaction entre elle et nous les spectateurs et utilisateurs des bâtiments et du lieu.